Il revient, lanci­nant, au gré des rebondisse­ments dans les affaires Vin­cent Lam­bert ou Nico­las Bon­nemai­son. A chaque fois, le débat sur la fin de vie soulève de nom­breuses ques­tions d’éthique. Elles sont d’autant plus acca­blantes quand il s’agit de nouveau-nés.

 

Chaque année en France, entre 2000 et 3000 enfants décè­dent des suites de leur pré­ma­tu­rité, selon l’association SOS Pré­ma. Ces sit­u­a­tions de grande souf­france sont régies par la loi rel­a­tive aux droits des malades et à la fin de vie, dite loi Leonet­ti. « Mais elle n’a pas été pen­sée pour les nou­veau-nés, estime Jean-François Mag­ny, chef du ser­vice Pédi­a­trie et réan­i­ma­tion néona­tales à l’hôpital Neck­er-Enfants malades, à Paris. Donc on l’applique au mieux, en l’adaptant à la spé­ci­ficité de la péri­ode néonatale. »

Mor­tal­ité néonatale
quand le décès survient dans les 27 jours suiv­ants la naissance
Pré­ma­tu­rité
quand la nais­sance inter­vient avant 37 semaines d’âge gestationnel 

Au moins a‑t-elle per­mis de pos­er un cadre juridique. Avant cette  loi du 22 avril 2005, quand tout avait déjà été ten­té en réan­i­ma­tion, il n’était pas rare que des arrêts de vie soient pra­tiqués. Si l’enfant était trop lour­de­ment hand­i­capé, les équipes con­sid­éraient qu’il était de leur respon­s­abil­ité médi­cale de faire en sorte qu’il ne quitte pas le ser­vice de l’hôpital. Cette approche, qui pou­vait s’apparenter à de l’euthanasie, était illé­gale, mais tolérée en néona­tolo­gie. Saisi en 2000, le Comité con­sul­tatif nation­al d’éthique (CCNE) avait émis de nom­breux doutes sur la légitim­ité de cette pratique.

La loi Leonet­ti va bous­culer les habi­tudes, chang­er le quo­ti­di­en des équipes soignantes. « Un médecin a le droit de ne pas entre­pren­dre des traite­ments ou d’arrêter des traite­ments s’il con­sid­ère qu’ils entrent dans le cadre de l’obstination déraisonnable », explique Jean-François Mag­ny. La loi a aus­si apporté le droit de pre­scrire des antalgiques, sédat­ifs et anx­i­oly­tiques dans le but de soulager la douleur du patient « même si cette pre­scrip­tion va accélér­er un peu les choses et faire que le patient va mourir plus vite », ajoute-t-il.

Pourquoi faire une hiérar­chie entre deux fonc­tions vitales : la res­pi­ra­tion et la nutri­tion ? Jean-François Mag­ny, pédiatre

Par­mi ces traite­ments, on retrou­ve l’alimentation et l’hydratation arti­fi­cielles (AHA). « Cette pra­tique n’é­tait absol­u­ment pas util­isée aupar­a­vant. Elle l’est dev­enue, notam­ment en réan­i­ma­tion néona­tale », détaille Véronique Fournier, direc­trice du cen­tre d’études clin­ique (CEC) de l’hôpital Cochin, à Paris. Ce qui revient à une prise en charge pal­lia­tive — soulager sans guérir — pour accom­pa­g­n­er l’en­fant vers la mort.

Cette nou­velle méth­ode, qui a l’avantage d’être légale, a l’inconvénient d’être dif­fi­cile à sup­port­er. Pour les par­ents, mais aus­si pour les équipes soignantes. Arrêter l’AHA, c’est laiss­er un bébé mourir de faim. Tous les ser­vices n’ont pas réus­si à s’y résoudre « moyen­nant quoi ils ont lais­sé des enfants sor­tir dans un état lam­en­ta­ble, devenus depuis de grands poly­hand­i­capés », avise-t-elle.

Que jamais les par­ents ne puis­sent penser que leur enfant est mort de faim Véronique Fournier, direc­trice du cen­tre d’études clin­ique de l’hôpital Cochin

D’un point de vue moral, ranger l’AHA dans la case « traite­ments » est dis­cutable. Cer­tains con­sid­èrent la nutri­tion comme un soin, auquel a droit toute per­son­ne, au même titre que la toi­lette par exem­ple. Un con­tre-sens selon Jean-François Mag­ny. Le pédi­a­tre est caté­gorique : dès que l’on se sert de moyens médi­caux, il s’agit de traite­ments. « Ça ne gêne per­son­ne qu’on enlève à un enfant, qui a besoin d’une assis­tance res­pi­ra­toire, un tuyau qui entre dans le nez, va dans la tranchée et lui amène de l’air, avance-t-il. Par con­tre, enlever à un enfant, dépen­dant d’une autre fonc­tion comme la nutri­tion, un tuyau qui entre dans la bouche, va dans l’estomac et lui apporte la nutri­tion, ça bloque. Pourquoi faire une hiérar­chie entre deux fonc­tions vitales : la res­pi­ra­tion et la nutri­tion ? » La com­para­i­son se veut volon­taire­ment provocatrice.

Très vite après l’entrée en vigueur de la loi, Véronique Fournier et le CEC sont sol­lic­ités sur cette ques­tion sen­si­ble. Ils déci­dent alors de lancer une étude sur l’arrêt de l’AHA, dont un volet entier con­cerne les nou­veau-nés (voir graphique en bas de page). Les résul­tats parais­sent en décem­bre 2013. Trois manières d’appliquer l’arrêt de l’AHA sont alors dis­tin­guées.

2,3‰
Le taux de la mor­tal­ité néona­tale en France en 2010, selon le rap­port EURO-PERISTAT. Il était de 2,6‰ en 2003. Les taux vari­ent de 1,2 à 5,5 en Europe. La France se situe au 17e rang 

Mais chaque cas est unique. Même si l’AHA est stop­pée, un enfant peut sur­vivre plusieurs jours, voire plusieurs semaines dans cer­tains cas. « Il ne faut pas que l’enfant souf­fre de l’arrêt de l’AHA, que ça ne se voit pas sur son corps, que jamais les par­ents ne puis­sent penser que leur enfant est mort de faim, insiste la direc­trice du CECVoir un enfant qui perd sa chair et devient squelet­tique, c’est épou­vantable, pour les par­ents, comme pour les aides soignants et infir­mières qui s’en occu­pent au quo­ti­di­en. » Myr­i­am Dan­nay, psy­cho­logue au sein de l’association SOS Pré­ma abonde : « Il y a tout un imag­i­naire lié à cette pra­tique et les par­ents souf­frent ne pas rem­plir une fonc­tion de base : nour­rir son enfant. »

L’étude a établi que le temps de survie de l’enfant, une fois l’AHA arrêtée, ne doit pas excéder quelques jours : un temps suff­isam­ment long pour laiss­er aux par­ents le temps de lui dire au revoir et assez court pour que son corps ne soit pas trop décharné. Mais le procédé est insta­ble. Pour rester dans les lim­ites de la loi, les médecins sont cen­sés priv­ilégi­er le laiss­er mourir au faire mourir.

C’est le dilemme de la réan­i­ma­tion néona­tale : on ne sait pas com­ment l’enfant va s’en sor­tir Véronique Fournier, direc­trice du cen­tre d’études clin­ique de l’hôpital Cochin

Tout est mis en oeu­vre pour que la déci­sion soit la plus col­lé­giale pos­si­ble. « Il y a des élé­ments indis­cuta­bles, comme les résul­tats d’examens, mais cha­cun a son appré­ci­a­tion, rap­pelle Jean-François Mag­ny. Ce qui est sub­jec­tif, c’est la pro­jec­tion sur le devenir de l’enfant. Dans mon ser­vice, pour pren­dre la déci­sion d’arrêter le traite­ment, il faut qu’il y ait l’unanimité, que tout le monde soit d’accord sur le pronos­tic claire­ment défa­vor­able. » « C’est le dilemme de la réan­i­ma­tion néona­tale : on ne sait pas com­ment l’enfant va s’en sor­tir », renchérit Véronique Fournier.

Cette col­lé­gial­ité de la déci­sion enlève un poids aux mem­bres de l’équipe soignante. La respon­s­abil­ité est partagée. La déci­sion finale revient au corps médi­cal. Mais la loi a intro­duit une nou­velle notion : con­sul­ter l’avis des par­ents. Dans la pra­tique, on les sonde mais la des­tinée de leur enfant leur échappe. Une évi­dence pour le pédi­a­tre : « Un, les par­ents n’ont pas les com­pé­tences médi­cales. Deux, c’est une cul­pa­bil­ité énorme. Trois, les deux ne sont pas for­cé­ment d’accord. La loi les pro­tège. Ils ne s’en ren­dent pas compte. »

S’il avait fal­lu faire le choix ? C’est hor­ri­ble, mais j’aurais tué mon enfant Manon, bénév­ole au sein de l’as­so­ci­a­tion SOS Préma

Manon a per­du son pre­mier enfant après seule­ment quelques semaines en jan­vi­er 2012. Lou, sa fille, a fini par suc­comber après un arrêt car­diaque. « On a eu la chance de ne pas devoir pren­dre la déci­sion. Votre fille est par­tie d’elle-même nous a‑t-on dit. S’il avait fal­lu faire le choix ? C’est hor­ri­ble, mais j’aurais tué mon enfant. J’espérais qu’on ne m’impose pas de faire un choix. Ne pas me don­ner le pistolet. »

Depuis, cette mère de famille a eu un deux­ième enfant et s’investit bénév­ole­ment au sein de SOS Pré­ma, en se met­tant notam­ment à l’écoute de par­ents con­fron­tés à la mort de leur nou­veau-né. « J’en ai con­nu qui ont pris la déci­sion, dit-elle. Ils sont dévastés. Une maman me dit que ça fait trois ans qu’elle pleure. Elle me répète : j’ai tué ma fille. »

Avant on leur dis­ait : votre enfant ne peut pas vivre. Il a des lésions cérébrales, il va mourir. On arrê­tait les traite­ments et on ne dis­ait rien Jean-François Mag­ny, pédiatre

Il arrive, dans cer­tains cas, rares mais encore plus dif­fi­ciles à vivre, que les par­ents soient en désac­cord avec la déci­sion des médecins. Dans le ser­vice de réan­i­ma­tion néona­tale de Neck­er, cela a con­cerné 6% des cas ces deux dernières années. « On essaye tou­jours de don­ner du temps aux par­ents, pour qu’ils acceptent ce qu’on leur dit, c’est à dire accepter l’inacceptable : la mort de l’enfant », rap­pelle-t-il.

Mal­gré les efforts, quand les par­ents ne veu­lent enten­dre rai­son – par­fois pour des raisons religieuses –, les équipes soignantes finis­sent par se ranger der­rière l’avis des par­ents. « C’est vrai que c’est dif­fi­cile pour les équipes d’aller con­tre et c’est d’autant plus dif­fi­cile que c’est l’enfant qui paye », recon­naît Véronique Fournier.

25
le nom­bre d’en­fants inclus dans l’é­tude du Cen­tre d’é­tudes clin­ique de Cochin. Ils sont nés à un âge ges­ta­tion­nel moyen de 36 semaines avec un poids moyen à la nais­sance de 2,570 kg 

Cette don­née est sous-enten­due par la loi Leonet­ti. « Avant, le mot d’ordre con­sis­tait à pro­téger les par­ents au max­i­mum, insiste Jean-François Mag­ny. On leur dis­ait : votre enfant ne peut pas vivre. Il a des lésions cérébrales, il va mourir. On arrê­tait les traite­ments et on ne dis­ait rien. » Leur con­sul­ta­tion préserve les équipes soignantes et leur retire un poids mais met les par­ents dans l’embarras. « Quelque soit la façon dont on tourne les choses, ils ne sont pas idiots, ils ont le sen­ti­ment qu’on leur demande s’ils sont d’accord, que c’est à eux de décider, appuie-t-il. Ça les assomme. » 

Par­fois, l’inverse se pro­duit. Les par­ents deman­dent à laiss­er par­tir l’enfant, quand bien même les médecins expliquent qu’il est encore pos­si­ble qu’il puisse avoir une vie nor­male. Ce fut le cas en sep­tem­bre 2014, avec l’affaire du petit Titouan.

Toutes ces prob­lé­ma­tiques ont nour­ri Jean Leonet­ti (LR) et Alain Claeys (PS) dans l’élaboration de la nou­velle loi pour les per­son­nes en fin de vie, adop­tée le 2 févri­er 2016. Véronique Fournier a notam­ment été audi­tion­née à plusieurs repris­es. Les deux députés se sont aus­si appuyés sur l’avis du CCNE de 2014, qui esti­mait « souhaitable que la loi soit inter­prétée avec human­ité afin que, grâce à la manière de men­er la séda­tion, le temps de l’agonie ne se pro­longe pas au-delà du raisonnable » chez le nouveau-né.

Il est souhaitable que la loi soit inter­prétée avec human­ité extrait de l’avis du Comité con­sul­tatif nation­al d’éthique

L’introduction dans le texte de la pos­si­bil­ité de séda­tion pro­fonde – util­i­sa­tion de moyens médica­menteux visant à endormir défini­tive­ment l’enfant – tend à prou­ver que le mes­sage a été enten­du. « La loi se rap­proche de la réal­ité du ter­rain », estime Jean-François Mag­ny. Lui le sait : l’appliquer avec human­ité, c’est aus­si pou­voir décider du temps de vie de l’enfant pour le bien de tous. L’imprécision rel­a­tive de la loi dans le choix des mots laisse une cer­taine capac­ité d’appréciation, une marge de manœu­vre dans l’administration des sédatifs.

Le mod­èle par­fait n’existe pas. L’actuel offre un cadre juridique pré­cieux, pro­tège par­ents et soignants. Pour tous, il serait incon­cev­able de revenir en arrière. Mais aucune loi ne peut les épargn­er de cette con­fronta­tion irréelle, où ils sont amenés à réfléchir à la façon la plus humaine de retir­er la vie à celui qui vient de l’obtenir.

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